Leo Cahn, mon grand oncle paternel : 23 juin 1903 – 31 décembre 1943

Leo avec sa soeur Fanny et ses parents Dilla et Ferdinand vers 1920

Il y a un an et demi, je ne savais pas grand-chose de Leo Cahn, le frère de ma grand-mère paternelle. Sa personnalité se résumait en fait à quatre lignes d’un petit texte nommé Brindilles dans lequel mon père, Herbert, livrait à ses descendants ses repères familiaux :


Leo, qui avait la réputation de n’avoir jamais rien fait de ses dix doigts et d’avoir vécu aux crochets de sa mère Dilla, vivait avec elle dans la propriété qu’elle avait achetée à Bry-sur-Marne, y élevait des abeilles et y vivait en concubinage avec Edith X, elle aux crochets de la mère et du fils, sans enfants. 
Herbert Wachsberger, vers 1990

Je savais bien entendu qu’il avait été déporté de France vers Auschwitz d’où il n’était pas revenu. Mais c’est à peu près tout.

Puis j’ai reçu un jour un message de Christophe Ollagnier, un historien amateur habitant Bry sur Marne, qui avait vu sur mon arbre généalogique en ligne que j’étais apparenté aux Cahn lesquels, dans les années 1930-1940, avaient été propriétaires d’un hôtel particulier à Bry-sur-Marne. Si je connaissais l’existence de cette propriété, je n’avais qu’une idée limitée de ce à quoi elle ressemblait. Christophe me révéla l’existence d’un article de 2 pages que l’historien de la ville avait consacré à cette maison. Il me donna également les coordonnés de Yann Mars, descendant d’une famille juive passée par Sarrebruck et ayant habité à Bry-sur-Marne à la même époque que Leo et Dilla. Yann faisait lui aussi des recherches sur sa famille.

C’est ce dernier qui m’apprit l’existence du « fonds de Moscou », ces archives administratives françaises que l’armée du troisième Reich avait déplacées en Allemagne pendant la guerre, mais que les troupes soviétiques avaient saisies en 1945 et conservées à Moscou jusqu’à la fin des années 1990. J’y ai trouvé plusieurs dossiers sur des membres de ma famille dont un de plusieurs pages sur Leo, contenant ses échanges avec l’administration française. Ce sont ces traces de papier qui, les premières, ont redonné un peu de vie à ce grand-oncle disparu. Il ne me restait alors plus qu’à tirer le fil de la bobine.

Leo Cahn naît le 25 juin 1903, à Sankt Johann, un quartier de Sarrebrück. Ses parents, Ferdinand Cahn, originaire de Burgwaldniel et Dilla Cahn, née Weil, originaire de Rust, en bord du Rhin, possèdent, depuis 1910 un grand magasin de mode au numéro 3 de la Bahnhofstrasse, au cœur de Sarrebruck. Dilla travaille avec son mari dans le magasin.  La sœur de Leo, Fanny (ma grand-mère), naît trois ans plus tard, le 11 octobre 1906.

La Bahnhoffstrasse vers 1900
La Bahnhoffstrasse vers 1900

Leo fait ses études à l’Ober-Realschule de Sarrebruck, un lycée de garçon orienté vers les sciences naturelles (il y avait, à quelques pas, un autre lycée plutôt orienté vers les humanités, le Ludwigs Gymnasium). Selon deux témoignages (fournis après la guerre dans les dossiers d’indemnisation déposés par sa femme Edith /voir plus loin) il y reçoit une « solide formation », y compris en français.

Il faut rappeler que la Sarre était depuis 1919 sous le contrôle de la société des nations laquelle avait donné mandat à la France pour qu’elle l’administre. L’un des mesures prises fut d’imposer la langue française comme matière obligatoire dans toutes les écoles du district. Une autre fut l’ouverture d’écoles en français pour les ouvriers français mais aussi ouvertes aux allemands (ici).  

Il ne poursuit semble-t-il cependant pas d’études supérieures. En 1924, à 21 ans, il figure en effet dans l’annuaire de Sarrebruck, avec la mention « commerçant. ». Le magasin de ses parents apparaît juste au-dessus. Son adresse, 5 Vicktoriastrasse est aussi l’adresse de ses parents comme en témoigne la carte d’habitation de la famille Cahn (au nom de Ferdinand) à Sarrebruck.

Adressbuch der stadt Saarbrücken 1924

Les cartes d’habitation

En Allemagne, il y avait (et il y a encore aujourd’hui) une obligation de déclaration à la police (aujourd’hui l’Ordnungsamt). Cela signifie que chacun doit déclarer son domicile et son changement de domicile. Les propriétaires étaient également tenus de déclarer leurs locataires à leur arrivée et à leur départ.
La carte ci-dessus est au nom de Ferdinand Cahn. Les cartes sont en effet toujours établies au nom du chef de ménage, c’est-à-dire en général le père ou le mari. Les épouses et les enfants sont inscrits sous son nom. On note sur cette carte la mention des deux enfants, Leo et Fanny. Autrefois, il fallait même signaler une absence temporaire, c’est-à-dire un voyage ou des vacances, s’il s’agissait de plus d’un jour.

De septembre 1925 à Février 1930, Leo est établi comme commerçant à Metz dans une chambre meublée chez monsieur et madame Werguet. Je ne suis pas arrivé à savoir, jusqu’à présent, à quel type de commerce il se livrait là.

Son père décède le 18 novembre 1933, à l’âge de 61 ans. Sa mère Dilla reprend alors la direction du magasin mais le revend le 31 mars 1934 sans que j’en connaisse la raison.

Il faut rappeler que la Sarre était sous contrôle de la Société Des Nations depuis la défaite allemande de 1918. Les Juifs sarrois vivaient donc encore à l’abri de la montée du nazisme. Mais Dilla était veuve, sa fille Fanny avait quitté Berlin avec son mari Oskar pour s’installer à Courbevoie depuis 1936,et elle savait aussi que se tiendrait sous peu le référendum Sarrois qui risquait de rattacher la Sarre au troisième Reich (même si le rabbin de Sarrebruck de l’époque, Friedrich « Schlomo » Rülff, et quelques autres représentants de la communauté juive s’étaient efforcés, avec un mauvais pressentiment, d’obtenir pour les Juifs de la Sarre une réglementation exceptionnelle ou transitoire qui devait les empêcher d’être soumis dès le 1er avril 1935 aux lois anti-juives en vigueur dans le Reich allemand / Source : Michael Jurich, Landeshauptstadt Saarbrücken – Der Oberbürgermeister, Stadtarchiv).

A la fin de 1934, selon ses affirmations dans des courriers échangés avec l’administration française, Léo émigre en France muni d’un passeport sarrois. Au même moment, sa maîtresse non-juive, Edith Serrière, qui était mariée et avait un enfant de 8 ans, sollicite sa naturalisation française au consulat de France à Sarrebruck.

Le 13 janvier 1935 a lieu le référendum Sarrois. Trois options s’offraient aux électeurs : – Maintien du régime de statuquo (sous gouvernement international) : – Union à la France ; – Union à l’Allemagne

Les habitants de la Sarre ayant le droit de vote se sont prononcés à plus de 90% pour le rattachement à l’Allemagne. La date du rattachement fut fixée au 1 avril 1935.

Arbeiter Illustrierte Zeitung, 1935
Traduction : La mort attaque la Sarre. Mais il est en votre pouvoir qu’elle ne puisse pas vous étrangler.
Votez pour le statu-quo ! Protégez votre vie !

La Sarre obtint cependant un statut dérogatoire temporaire. Après des détours politiques et sous la pression de la Société des Nations, l’Allemagne signa en effet la Convention de Rome, par laquelle elle renonça jusqu’au 29 mars 1936 à l’application des lois anti-juives dans la Sarre (uniquement pour les Juifs qui y résidaient déjà avant le vote). Cela permit aux juifs sarrois de quitter légalement la Sarre pour l’étranger en emportant leurs biens, alors que les juifs du Reich allemand devaient eux, lorsqu’ils quittaient le territoire, payer la « Reichsfluchtsteuer » (taxe sur la fuite du Reich).

Le 22 mai 1935. Dilla, la mère de Leo, émigre à son tour en France avec un passeport allemand. Leo et Dilla s’établissent à Courbevoie au 1 allée du midi, dans l’immeuble occupé par Oscar (Oskar a modifié l’orthographe de son nom en arrivant en France) et sa famille, mais dans un autre lot (loyer annuel, 7 000 francs). Lors du recensement de 1936, les Wachsberger sont indiqués comme étant tchèques. Ils logent une cousine, Rita Rosenberg, de nationalité allemande. Dilla et leo sont indiqués comme étant sans profession et de nationalité allemande. Edith, elle, habite au 82 rue de Colombes, à quelques mètres de là.

A partir de l’année 1935, Leo et Dilla cherchent à se fixer officiellement et définitivement en France et à obtenir des papiers d’identité. En novembre 1935, Leo demande sa naturalisation française pour la deuxième fois. Dilla, elle, écrit au ministre de l’intérieur pour obtenir le droit de se fixer en France.  Elle rappelle que son fils a demandé sa nationalité et est susceptible de remplir ses obligations militaires. Elle précise qu’elle a un frère en France, de nationalité française (son frère, Isaac Frédéric est établi en Alsace depuis de nombreuses années et a été naturalisé français en 1928) et que son fils et sa fille sont installés à Courbevoie. Elle obtiendra l’autorisation de rester en France en juillet 1936 « sous réserve de n’occuper aucun emploi », sans disposer pour autant de papiers d’identité « français ».


Leo, quant à lui, sollicite le statut de réfugié sarrois qui donne droit, à partir du 16 novembre 1936 à la délivrance d’une carte d’identité de « réfugié sarrois » (et permet de disposer d’un passeport Nansen)  pour  se déplacer à l’étranger.

Le passeport Nansen

Le « passeport Nansen » est un document d’identité, rédigé en français et dans la langue du pays d’accueil, qui a été reconnu dès 1924 par 38 États (dont la France), permettant aux réfugiés apatrides de passer les frontières. Imaginé en 1921, il a été créé. comme certificat d’identité et de voyage le 5 juillet 1922 par la conférence internationale de Genève grâce à Nansen qui créa « l’Office international Nansen pour les réfugiés ».

Il obtient ce statut le 10 novembre 1938 et bénéficie en mars 1939 d’une bourse de l’office international Nansen pour son reclassement professionnel comme ajusteur. Il entre alors au Centre de Reclassement Professionnel pour l’artisanat et l’agriculture à Paris, pour y recevoir une formation d’ajusteur. (Le centre de Reclassement Professionnel était une organisation relevant du ministère du travail dont la vocation était la rééducation professionnelle des réfugiés étrangers). En avril 1939, il n’avait cependant pas encore de papier officiel. Dans le document ci-dessus datant du 3 avril 1939, le ministère des affaires étrangères indique qu’il ne s’oppose pas à la délivrance d’un certificat d’identité « si l’origine sarroise de celui-ci est nettement prouvée ». Je ne sais pas s’il finit par obtenir ce document avant le début de la guerre. Quoiqu’il en soit, son statut de réfugié ne le protègera pas de l’internement comme potentiel ennemi de la France, on le verra plus loin.

Le 5 juin 1936, Léo et Dilla constituent la société immobilière Beausoleil en vue de l’acquisition et l’administration d’une propriété sise au 53 avenue de Rigny à Bry sur Marne. Le nom de la société leur est très certainement inspiré par celui de la résidence de Courbevoie où ils ont habité en arrivant en France et où habitent Oscar, Fanny et leur fils Herbert.

Léo est déclaré gérant-associé et Dilla associée mais elle apparaît barrée en rouge dans le registre, comme si elle avait changé de statut. La propriété est achetée le 8 juin 1936 pour 190 000 francs (à un couple d’origine polonaise, criblé de dettes. L’argent de la vente est immédiatement saisi pour le règlement des dettes). Leo y habite, vraisemblablement avec Edith. Il se consacre à l’élevage de volaille, qui, selon des témoignages fournis après guerre dans un dossier de demande de dédommagement déposé par Edith, pouvait lui rapporter 200 000 francs par an, et il dispose aussi d’« une rôtissoire à café » (sic !).

La propriété dispose de plusieurs lots qui sont loués. L’un est occupé par Flora Vogel, l’arrière grand-mère de Yann Mars.

Il semblerait que Dilla reste habiter à Courbevoie, à côté de sa fille Fanny, de son gendre Oskar et de son petit-fils, Herbert (Elle dit, dans une lettre à son frère Isaac Frederic, qu’elle a toujours dormi avec Herbert depuis qu’il a 4 ans).

La résidence Beau Soleil au 1 allée du midi à Courbevoie. Photo de 2024
L’hôtel particulier du 53 avenue de Rigny à Bry sur Marne en 1945

Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne et déclenche la Seconde Guerre mondiale en Europe.  Le 3 septembre 1939, honorant leur garantie des frontières de la Pologne, la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne.

Le 5 septembre 1939, par voie d’affiches et d’annonces radio, il est ordonné à tous les ressortissants masculins de la Grande Allemagne (y compris les Autrichiens, les Sarrois et les Tchèques), âgés de dix-sept à cinquante ans, de se présenter aux centres de rassemblement désignés. Pour la région parisienne, c’est le stade olympique de Colombes qui a été affecté à cette fonction. Un décret-loi du 12 avril 1939 indiquait que les nombreux Allemands, Autrichiens et Centre-européens venus en France dans les dernières années pourraient être amenés à servir l’armée française. Le libellé du décret était clair : les étrangers bénéficiaires du droit d’asile seraient « soumis aux obligations imposées aux Français par les lois du recrutement et de l’organisation de la nation en temps de guerre ». La plupart des ressortissants de la grande Allemagne se présentèrent ainsi spontanément dans les différents lieux de rassemblement. Plusieurs journaux témoignent de celui du Stade de Colombes que Paris-Soir nomme « camp de concentration », en dépit de la demande des autorités de l’appeler « centre de rassemblement ».

Journal Paris-Soir, 7 septembre 1939

Les premiers camps de concentration sont ouverts pour les ressortissants allemands

Le premier camp de concentration vient d’être créé. C’est au stade olympique de Colombes que les premiers Allemands ont été conduits. D’ailleurs, le ministère de l’intérieur communique :
Les nationaux de l’empire allemand devront, s’ils ne l’ont déjà fait, rejoindre immédiatement et sans délai le centre de rassemblement étranger du stade olympique Yves-du-Manoir à Colombes.
Les autres ressortissants demeurant en province doivent s’adresser à leur mairie ou au commissariat de la localité.
Jusqu’au moment où ils quitteront leur résidence pour rejoindre le centre de rassemblement, les étrangers et leur famille ne pourront, sans autorisation spéciale, quitter la localité où ils résident.
Les étrangers convoqués devront arriver au centre de rassemblement ou de recueil avec deux jours de vivre, le matériel nécessaire à leur alimentation (fourchette, gamelle ou assiette, cuillère, quart), une grande couverture (à défaut deux petites) et une collection d’effets de rechange. Ils ne pourront apporter que des bagages à main

Une commission de criblage (entendre triage) devait déterminer qui, parmi ces étrangers, étaient des ennemis de la France et qui pouvait (devait) servir l’armée française dans la guerre. Le but du criblage n’était pas seulement de déterminer qui était loyal et pouvait être libéré, par opposition à qui pouvait constituer une menace nationale, mais aussi de mettre au travail les hommes en âge de porter les armes qui étaient jugés loyaux à la France. Ces prestataires (travailleurs des services) seraient utilisés pour combler les lacunes dans l’industrie et l’agriculture. « L’asile n’était donc plus un droit fondamental mais une condition du travail forcé » (Soo, 2016 cité par Browning, 2022). Le choix leur était donné de s’engager dans la légion étrangère ou d’être mis dans un camp de concentration. Dans un de ses courriers à l’administration, Léo dit qu’il a tenté de s’engager dans l’armée française comme volontaire puis dans la légion étrangère mais qu’il avait été reconnu inapte en raison de ses varices.

Le journal l’Intransigeant publie à son tour un reportage le 8 septembre. Il indique que le camp peut contenir cinq mille individus et qu’il n’est « d’ailleurs qu’une sorte de vaste centre de triage. Les Tchèques, désirant venger leur patrie envahie voici un an, seront des soldats passionnés et sur l’attitude desquels aucun doute n’est permis. Elle sera héroïque… Les autres devront choisir ou contracter un engagement de cinq ans dans la Légion étrangère, ou se voir diriger vers un camp de concentration pendant la durée de la guerre ».

Visite au « Camp de Rassemblement » de Colombes où Allemands et Autrichiens décident eux-mêmes de leur sort : Légion étrangère ou camp de concentration

Le Stade de Colombes, qui connut les grandes compétitions sportives, est aujourd’hui réquisitionné par l’autorité militaire. Il fallait découvrir, à proximité immédiate de Paris, un certain nombre de vastes enclos destinés à grouper les étrangers de nationalité ennemie. Le Stade a été désigné tout de suite en raison de ses proportions et des facilités de surveillance.
De chaque côté des portes, depuis hier, stationnent des centaines d’étrangers qui se rendent ici volontairement. D’autres sont amenés dans des cars de police. Ils ont été arrêtés au cours de certaines opérations d’épuration devenues nécessaires à Paris et dans la région parisienne. Quelques femmes seulement dans cette file interminable, qui accompagnent jusqu’à l’entrée un mari ou un fils. Toutes les classes sociales sont ici représentées. La condition de chacun est décelée par la tenue et par la nature du léger bagage qui est posé à terre en attendant leur passage dans le camp.
Devant ce passage, un soldat baïonnette au canon. Il nous faut parlementer un instant devant cette baïonnette résolument inclinée. Enfin un sergent parait qui nous autorise déjà à franchir la porte et à avancer de deux petits pas au-delà  – Des renseignements? Il faut voir le colonel.
Un planton, deux plantons, un relais de plantons et nous voici dans le P. C. du colonel Cornet, chargé de l’organisation et de la direction de cet immense caravansérail.
Tout à fait aimable, l’officier nous fait remarquer qu’il n’y a pas de renseignements particuliers à obtenir ici. Toutefois, dit-il, il me plairait de vous voir signaler qu’il ne s’agit pas d’un camp de concentration, mais d’un « camp de rassemblement ». Les hommes que nous recevons ici sont surtout des Allemands et des Autrichiens. Il y a encore quelques Tchèques. Ces derniers vont, selon leur désir, être Incorporés dans une formation spéciale, car ils veulent combattre. Et le colonel Cornet indique, par un sourire, que l’audience est terminée. Il dit encore ceci : Est-il utile d’ajouter que ces hommes sont tous traités avec la plus parfaite humanité ?
Le camp peut contenir cinq mille individus. Ce n’est d’ailleurs qu’une sorte de vaste centre de triage. Les Tchèques, désirant venger leur patrie envahie, voici un an, seront des soldats passionnés et sur l’attitude desquels aucun doute n’est permis. Elle sera héroïque… Les autres devront choisir ou contracter un engagement de cinq ans dans la Légion étrangère, ou se voir diriger vers un camp de concentration pendant la durée de la guerre.
Dès leur arrivée, Ils sont conduits vers des petites tables installées en plein air. Un officier examine leurs papiers, consigne leur état civil, tandis qu’un soldat procède à la fouille du petit bagage portatif, qui doit contenir des vivres personnels pour deux jours. Pour ceux qui n’ont pas apporté de quoi manger, une popote a été prévue.
On n’a pas pu, évidemment, concevoir l’hébergement d’une telle foule. Chacun s’installe au mieux. Aucun ne se plaint : nous sommes guerre…
 
De nouveau, le relais de plantons. C’est qu’il est plus difficile encore de sortir du camp que d’y entrer ! Dehors nous questionnons quelques-uns de ceux qui attendent leur admission. La plupart, ennemis farouches du régime actuel allemand qi est la cause de leur exil, ont déjà fait leur choix : ils entreront dans une unité combattante. Ils ne feront que passer Ici. Quelques-uns, le regard gêné, nous déclarent qu’ils n’ont pas encore pris de décision. A leur goût…

Le stade n’avait cependant pas été aménagé pour loger tous ces gens.


L’herbe centrale était interdite et strictement protégée par des gardes. [ …]. Ils dormaient sur les sièges de pierre de la tribune ou sur le sol entre eux, et il y avait à peine assez de place pour que chaque homme puisse s’allonger. De la paille a été fournie pour amortir le contact. Les deux premiers jours n’ont pas été si mauvais. Le temps était chaud et sec. Chaque homme avait apporté sa propre nourriture, y compris du vin, dans certains cas, en complément du pain et du pâté qu’on leur donnait. Mais bientôt, la situation a commencé à se détériorer. Le temps est devenu pluvieux et les nuits étaient froides, la couverture unique insuffisante. Les hommes dormaient maintenant sur de la paille mouillée. Leurs vêtements étaient trempés. 
Browning, D. L., 2022, The Scandal and Betrayal at Stade Colombes: The September 1939 Internment of German-speaking Men in France. French Politics, Culture & Society, 40(3), 1-27.

Il n’y avait évidemment pas de toilettes dignes de ce nom, et de gros tonneaux servaient de latrines. Hans Escher (1968) qui a été interné là, en a livré la représentation ci-contre.

source : Dubuc Albert Mary.

Hans Hartung, lui-même interné dans le stade en livre ce témoignage :

source : Dubuc Albert Mary

 
En réalité, les étrangers appelés à se rendre au stade de Colombes y restèrent presque tous près de deux semaines avant d’être transférés, le 18 septembre, dans le camp de Meslay-du-Maisne. Browning, (2022) indique dans son article que, « dans le même temps, la République avait gelé les comptes bancaires de tous les Allemands et Autrichiens, de sorte qu’à l’intérieur du stade, les hommes se préoccupaient non seulement d’eux-mêmes, mais aussi du bien-être de leurs familles ».

Un article du 12 septembre du Populaire, journal du parti socialiste, relate l’angoisse des femmes qui attendent, aux portes du stade, d’avoir des nouvelles de leurs maris, fils ou frères.

Aux portes du camp de rassemblement des sujets allemands et autrichiens

Je n’en ai vu que les abords. Mais pour les avoirs regardés – simplement regardés – il m’est arrivé une mésaventure qui, à l’échelle des événements actuels, est d’infime importance, mais qui, justement en raison des événements actuels, n’eût pas dû se produire.
 
Chargée par le Populaire de faire un reportage sur le camp de Colombes, j’arrive aux alentours du camp. Munie de ma carte de presse je demande aux gardiens postés à l’entrée de vouloir bien m’introduire auprès du colonel chargé de la direction du camp. La consigne est formelle, me répond-on ni photographes, ni journalistes, nui n’a le droit de franchir cette porte.
Bien. Je me dirige vers le café où quelque cent cinquante hommes et femmes se trouvent massés, Surtout des femmes. L’une d’elles, adossée à un mur, est étendue sur une table. Elle s’est évanouie, un médecin-major est près d’elle, lui prodiguant ses soins. Plus loin, des malheureuses pleurent que deviennent leurs maris, leurs fils ? Elles ont apporté des cabas remplis de provisions et souhaiteraient les leur faire passer. « Interdiction de transmettre des vivres aux rassemblés ».
Ecrire ? Avoir de leurs nouvelles ? Les voir ? On peut écrire, ils ont eux-mêmes le droit d’écrire, mais rien n’est garanti quant à la date de réception des lettres. Je m’approche d’une blonde très jeune c’est une Viennoise; ils ont fui Vienne pour ne point devenir hitlériens; son mari était avocat; leurs papiers sont en règle; elle ne craint rien. Il est là, derrière ce mur: ils se reverront! Radieuse jeunesse.
 
Une fillette s’approche de moi, secouée de sanglots. Elle a compris que j’étais française : « Madame. laissez-moi voir mon frère, mon frère de dix-sept ans ! ». Je la prends par le cou : « Mais, ma pauvre enfant, je ne puis rien, allons, allons, ne pleurez pas ! ». « Madame, seulement cinq minutes! seulement deux minutes! ».
 
Soudain, tous les regards se tournent du côté de l’entrée. Un jeune Allemand vient de sortir du stade, chargé d’une lourde valise enveloppée d’une couverture. Dès qu’il a franchi le barrage, les femmes se précipitent sur lui : « Alors, alors, comment sont-ils ? Que mangent-ils ? Où dorment-ils ? » « En plein air, il fait beau, on dort sur de la paille ; la nourriture est suffisante : soupe, pâté de foie, café, pain… » – Pourquoi est-il sorti ? – « Mutilé. Ils sont onze dans le même cas, onze qui sont libres ».
Il est monté dans un taxi, visible gêné par cette curiosité bruyante. Est-il vrai qu’on les force à opter entre le camp et un engagement de cinq ans dans la légion étrangère?  Il ébauche un geste très vague, cogne à la vitre du taxi : en route !
 
Dans le groupe qui s’est formé, Je remarque une femme qui parle parfaitement français. Mais je suis Française, s’exclame-t-elle. Mon mari est Sarrois ; Il est venu en France après le plébiscite, il s’est volontairement engagé en septembre 38.
Près d’elle, une autre porte un tout petit enfant contre son sein : -Quel âge a-t-il ? Trois mois. Un garçon. Heureusement que je n’ai pas d’enfant, murmure une brune aux cheveux courts. Je l’avais toujours regretté, mais à présent !…

Au moment où je m’éloigne d’elle, un monsieur s’approche de moi : Madame, voulez-vous me suivre ? Vous suivre ? Il soulève le revers de son veston. « Police ! ». Je sors ma carte de presse et mes papiers d’identité. Non, non, venez à l’intérieur du camp. En tout autre moment, l’âme du journaliste aurait tressailli d’aise Je vais donc voir l’intérieur du camp ! Mais je n’ai depuis quelques jours qu’une malheureuse âme d’être humain et je n’ai pas d’indignation de reste.

Sous l’œil goguenard des soldats, des agents et des policiers, je franchis le seuil interdit, Beaucoup de soldats. Je pénètre dans une salle basse remplie d’agents, On me fait asseoir. On m’interroge minutieusement, Ne croyez pas, me déclare mon juge-policier, que votre titre de journaliste m’impressionne ! Je n’avais pas tant de prétention. Mais on m’amène des compagnons. Un vendeur de journaux qu’un policier tient au collet ; une femme, une autre en qui je reconnais la Française mariée à un Sarrois. Vais-je voir entrer la maman du bébé qui m’a livré l’âge de son enfant ?

Si je n’avais le cœur à la torture, comme tant d’épouses et tant de mères, je m’impatienterais. Car le temps presse. Il me faut assister à l’interrogatoire de mes voisins de banc ; or, je dois passer à mon journal et regagner à la nuit une ville de banlieue. Mais nous vivons des heures où l’on ne sent plus les coups d’épingles et où l’on plaint ceux qui les portent.

Sur ma calme réclamation, on consent à me « relaxer », encore que pour la bonne règle l’opération ne puisse se faire que devant le commissaire de police de la circonscription, Nouvelle attente, Enfin, la camionnette » de la police est avancée. « Embarquez-moi ce monde ! « intime mon souverain juge à un agent. Si je pouvais sourire, je sourirais : les choses prennent une tournure bouffonne. Je refuse tout simplement de monter dans la camionnette. Enfin, enfin, le commissaire de police de la circonscription me fait les plus larges excuses.

C’est l’épilogue du reportage que je n’ai pas fait, épilogue banal d’un incident bénin et qui m’a simplement permis d’inscrire ces deux questions sur mon carnet : Est-il sain, est-il raisonnable d’imposer de vaines tracasseries à une journaliste authentique, en règle, et à une femme qui travaille? Un traitement humain, des conditions sanitaires suffisantes sont-ils assurés à ces milliers d’hommes ?
Ni développement, ni commentaires. Je n’ai rien vu, je ne sais rien. Je me borne à poser ces deux questions.

Magdeleine PAZ.

P.S. Pourquoi ne permettrait-on pas aux réfugiés d’acheter des vivres à une cantine organisée par les soins de l’autorité militaire ? Au moment de mettre sous presse, je reçois la visite d’un réfugié qui vient de passer deux jours et demi au camp. Il m’affirme que ses camarades sont traités parfaitement, qu’officiers, soldats et gardiens se comportent avec la plus totale humanité. Je suis fort heureuse de le dire.

Le 18 septembre 1939, Leo est transféré en train, avec 2 000 hommes du stade de Colombes au camp de Meslay-du-Maisne, dans la 4ème compagnie étranger, 1er groupe. Un petit groupe, duquel faisait partie Hans Hartung, était arrivé quelques jours avant, en camion, pour préparer le camp. Ce dernier y décrit un terrain totalement inadapté au logement des plus de 2 000 étrangers, sur lequel devaient être édifiées des tentes pour loger tout le monde. La boue était telle qu’il était très difficile de se déplacer et que certains prisonniers s’étaient fabriqués des raquettes avec de vieilles boites de lait. Un petit étang servait de « salle de bain » et les prisonniers étaient tassés dans des tentes.

La « salle de bain » (source Dubuc)
Le « dortoir » (source Dubuc)

A partir du 15 octobre, le premier camp (appelé camp de la Rochère) fut évacué et les prisonniers furent transférés vers le camp de la Poterie, dans des bâtiments construits en dur où les conditions de vie étaient un peu meilleures. Néanmoins, comme les courriers devaient forcément être relus par la censure, une seule lettre était autorisée tous les 5 jours, du fait du faible nombre de traducteurs. A partir du 15 janvier 1940, les étrangers purent même y recevoir la visite de leur famille dans un local affecté à cet effet. J’ignore si Leo a bénéficié de cette possibilité.

Caricature de Erich Kolb offerte à Alfred Mary Dubuc

En raison de la lenteur administrative, peu d’étrangers furent libérés avant le mois de mars 1940. La commission de criblage, censée différencier le bon grain de l’ivraie, menait ses enquêtes avec une extrême lenteur, comme en témoigne les échanges de Leo avec l’administration française pour faire valoir « ses droits ». .  

En février 1940, le camp de Meslay-du-Maisne devient cependant un camp de prestataires. Ne restaient plus là en effet que les étrangers en passe d’être incorporés dans la défense nationale.

Les conditions de détention se relâchent un peu. Les internés peuvent obtenir des permissions et sortir du camp deux heures le soir. Leo, classé comme prestataire, doit pourtant, comme d’autres, attendre au camp son affectation par la Commission Régionale de Criblage. En mai 1940, selon Albert Mary Dubuc, le camp comprenait encore un millier de prestataires, les autres ayant été affectés dans différents endroits. Leo, lui, y reste a priori jusqu’à la fin. Je ne trouve en effet aucune trace de son affectation et son certificat de mariage (voir plus loin) indique qu’il se trouve à Pibrac « par suite d’une évacuation », qui est le mot employé pour le déménagement du camp en zone libre à quelques jours de la fin de la guerre.

Un article du Petit Parisien du 1er avril 1940 relate la situation désespérante de ces prestataires en attente d’affectation.

DANS UN CAMP DE « PRESTATAIRES » où l’on retrouve des figures de Montparnasse et de Montmartre et des cinéastes et des chefs d’orchestre qui vont être terrassiers

Meslay-du-Maine est une de ces nombreuses petites villes de l’Ouest qui n’ont pas besoin d’une forte population pour avoir leur vie propre et personnelle ; c’est un chef-lieu de canton et c’est bien une vraie petite ville… La grande route qui va de Laval à Sablé lui assure un mouvement quotidien très suffisant. Ses magasins sont nombreux et bien achalandés. Sa mairie pourrait rendre jalouses certaines préfectures et son champ de courses, la saison venus, attire régulièrement tous les turfistes de la région. Au total : onze cent habitants
Le camp a donné à Meslay une animation nouvelle d’un caractère à la fois militaire et cosmopolite… Des officiers, des sous-officiers font popote au Lion d’Or… Des soldats passent à bicyclette… De temps en temps, une auto tricolore stoppe devant le bureau de poste. II arrive même que ce soit un général anglais qui descende de voiture. Cela, c’est le côté militaire – Mais des voyageurs et des voyageuses surtout qui, manifestement « ne sont pas du pays », viennent rendre visite à des hôtes du camp. Et ces « touristes » parlent toutes les langues, sauf parfois le français. Côté cosmopolites ! ..
Le camp de Meslay, qui se trouve installé, si l’on tient aux précisions, sur la commune de Cropte et sur le chemin de Chemiré-le-Roi, a été, au début des hostilités, un des camps de concentration les plus importants de France, avec plus de deux mille… pensionnaires …

La prestation après la concentration
Aujourd’hui, le camp n’est plus de « concentration » ni « d’internement ». Le camp de Meslay est maintenant un camp de « prestataires » … Et ce n’est plus tout à fait la même chose et si l’administration, la nôtre, n’était pas toujours aussi lente quand il s’agit d’appliquer des décisions pourtant strictement administratives, ce devrait être tout différent…
Mais l’administration française, on le sait, va « piano », « pianissimo ». Tout de même, dans quelques mois, le camp de MesIay sera vraisemblablement désaffecté. La différence qui doit exister entre un camp de concentration et un camp de prestataires se trouvera sans doute alors définitivement établie.
Au camp de prestataires de Meslay ne se trouvent internés aujourd’hui que des Autrichiens, des Sarrois et quelques apatrides que les services de la sûreté nationale ont, si l’on peut dire, sélectionnés. Certains de ces Autrichiens étaient installés en France avant l’Anschluss. D’autres se sont réfugiés chez nous depuis. Il en est de même des Sarrois ; quelques-uns vivaient en France avant le plébiscite. Les autres ont fui, depuis, le régime nazi. Quant aux apatrides, bien entendu, on ne sait pas, on ne sait plus… Leur cas, à chacun, est une charade internationale : mon premier est Allemand, mon second est Russe, mon troisième est Géorgien ; mon quatrième est « Parisiens » ! Quelle est la nationalité de mon tout ? (Et il y a des situations beaucoup plus compliquées)
Mais, en principe, aucun des hôtes du camp de Meslay n’est suspect (Les suspects et les nazis certains ont été dirigés sur un département voisin). On peut même dire que la plupart de ces étrangers sont dignes de nos sympathies. Ils sont là, depuis septembre, totalement oisifs. S’il fait beau, ils prennent d’interminables bains de soleil, couchés tout du long sur le sol. S’il pleut, ils s’enferment dans leurs cabanes, et jouent aux échecs on aux cartes. Ou bien ils somnolent sur leurs maigres paillasses grises… Quand, avec politesse, avec gentillesse, avec émotion aussi, ils disent qu’ils ont trop le cafard, on les comprend et on cherche quelques paroles d’amitié pour leur répondre.
Mais on réfléchit aussi. Ces hommes sont tous d’âge à servir. Ils ont de vingt à quarante-huit ans. (On sait que nous n’avons interné ni les femmes étrangères, ni les enfants, ni les malades, Et la plupart ont entre vingt et trente ans. Ce sont vraiment des jeunes…
Ils sont internés; mais il sont à l’abri… Leurs parents, leurs épouses n’ont pas à trembler pour eux. Ils se tireront indemnes de la guerre…
Enfin, s’ils sont internés, ils ne sont pourtant pas prisonniers. Je Car ils peuvent partir : car on leur permet de quitter la France, à la condition expresse qu’ils quittent en même temps l’Europe. Or Ils restent. Les étrangers du camp de Meslay ont tous signé, depuis le mois de février, leur contrat de prestataire.

La pelle et la pioche
Prestataires ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’ils se sont tous engagée à travailler pour la défense nationale. Ils accompliront ainsi, volontairement, leurs prestations.
Ils seront traités comme des soldats français. Ils toucheront le prêt du soldat français. Leurs familles recevront l’allocation, ils auront droit, chaque jour, à la sortie en ville. Ils auront droit à la permission…
…Où iront-ils ? Là où on aura besoin d’eux et l’armée à anglaise aura recours à leurs services …
En attendant… fis attendent. Ils ne se plaignent pas… Ils s’ennuient et ils sont moroses, voilà tout…
Pourtant, ils ont quelques distractions… ils ont construit un gentil théâtre où ils ont donné déjà quelques bonnes représentations. Un des collaborateurs de l’Auberge du Cheval-Blanc, F…, a terminé une opérette ; R…, qui était devenu un dessinateur très parisien, a brossé quelques décors amusants. P…, qui, dans un palace des Champs-Elysées, dirigeait l’orchestre, a repris le bâton. Mais il manque S…, ce danseur favori d’une de nos plus vénérables vedettes dont les chansonniers montmartrois, intraitables, ont fait depuis longtemps une centenaire. B… a été libéré, bien entendu !… C’est un des petits griefs que formulent parfois les internés. Leurs camarades pistonnés sont rentrés, libres et tranquilles, à Paris. Il y aurait eu « des injustices ». Il y aurait eu « des histoires » peut-être, au fond ! …
Enfin, l’heure n’est pas à perdre du temps. N’en perdons pas. Les internés de Meslay sont prêts à travailler pour nous. Donnons-leur et les outils et la besogne… Et vite ! Et comme il faut !
On a, du reste, déjà fait une expérience parfaitement concluante. On a détaché du camp de Meslay, il y a trois mois, un grand nombre d’ouvriers sarrois, pour la plupart métallurgistes, pour les affecter à un très important chantier situé dans les environs, à Longusfuye.

Sur un chantier
J’ai vu à l’œuvre ces braves gens, oui, ces braves gens. Ils s’acquittent avec une conscience et une ardeur professionnelles émouvantes d’une tâche aussi délicate que pénible.
– Je n’ai jamais une observation à leur faire, m’a dit un Ingénieur, qui sait, il est vrai, traiter ses ouvriers avec autant d’intelligence que d’humanité.
Et pour terminer, je citerai ces quelques mots que la peintre R…, né à Vienne, me disait à Meslay, dans le petit grenier où les artistes du camp se sont rassemblés:
– C’est la guerre, c’est la guerre, mais ça ne m’empêche pas d’aimer Verlaine et de penser à un Vlaminck quand je vois ce ciel chargé de nuages, ce rectangle de prairie et ces arbres en fleurs.
R…. prestataire, maniera demain la pelle et la pioche.

Le 17 Juin 1940, devant l’avancée des troupes allemandes, le camp de Meslay est évacué.  Les étrangers du camp (plus de mille) partent à pied vers Angers à une soixantaine de kilomètres où ils arrivent le mercredi 19, après avoir abandonné sur la route une bonne partie des paquets et valises qu’ils avaient tenté d’emporter avec eux. Le 20 juin, jour de l’armistice, ils prennent un train pour Montpellier, puis Albi où ils seront logés au camp Saint Antoine. Je ne connais pas la suite.  Je suppose que les derniers « prisonniers/prestataires » n’avaient plus aucune raison d’être gardés (car la nation française n’avait plus besoin de prestataires) et qu’ils ont donc été rendus à la vie civile. Mais je ne sais encore pas grand-chose de ce camp. Le site http://www.bddm.org/int/details.php?id=73243&display=0 indique que, le 7 Août 1940, il y avait dans le camp 112 ressortissants du Reich dont 86 juifs et que, le 25 août, il y avait 476 internés dont 226 juifs.

Je retrouve la trace de Leo à Pibrac le 8 avril 1941 où il se marie avec Edith (qui avait divorcé de son premier mari en 1937). Il est indiqué sur le duplicata que Leo et Edith sont en résidence à Pibrac par suite d’évacuation, ce qui confirme l’hypothèse que Leo faisait partie en juin 1940 des étrangers évacués du camp de Meslay-du-Maisne.

Il ne trouve là qu’une tranquillité relative. En effet, le 2 juin 1941 est promulguée la deuxième loi sur les juifs du régime de Vichy, restreignant encore plus les activités que les Juifs peuvent exercer et ordonnant leur recensement dans toute la France.

Le 25 juin 1941, le préfet régional de Toulouse, anticipant le recensement des Juifs imposé par cette loi, demande à toutes les municipalités avoisinant Toulouse de dresser, « secrètement et avec une discrétion absolue« , une liste de tous les Juifs ou présumés Juifs habitant leur commune. A cette demande, la mairie de Pibrac répond par un courrier manuscrit : « En attendant les instructions et les questionnaires, j’ai l’honneur de vous adresser la liste provisoire des Juifs ou présumés Juifs habitant la commune ». Suivent 4 noms : Mr Kahn (1), Mr Aslam (1), Famille Evaert (3), famille Grieff (5). Dans la mesure où Léo s’était marié le 8 avril, il me paraît impossible qu’il ait pu être oublié. On peut donc supposer que la personne de la mairie chargé(e) d’écrire la réponse a écrit Kahn au lieu de Cahn.

10 mois plus tard, les imprimés de recensement sont disponibles et la municipalité en commande 30, ramenés à 10 par, je suppose, le gestionnaire des stocks. L’imprimé, intitulé « Avis de (départ ou arrivée) d’un JUIF » permet de renseigner les noms, prénoms, professions et adresses. Je n’ai pas retrouvé, aux archives de Haute-Garonne, les imprimés remplis par chaque commune.

Ce sont ces imprimés qui serviront à la réalisation de la rafle des juifs des 25 et 26 août 1942. Cette rafle avait été initialement programmée au mois de juin, mais devant son impréparation, et constatant surtout qu’elles ne disposaient que de noms et pas d’adresse, les autorités françaises décidèrent de la reporter. On trouve aux archives de Haute-Garonne les discussions autour de cette première rafle avortée. On y trouve aussi les directives, secrètes, données par monsieur Surville, Contrôleur général de la Police Nationale, chargé de la Rafle de Juifs étrangers du 26 août 1942 dans les 40 départements de la Zone Libre. Cette fois, rien ne devait être laissé au hasard pour le « ramassage » sur le « lieu d’enlèvement » et le transport des personnes arrêtées.

Directives secrètes du Contrôleur Général de la Police Nationale pour la rafle du 26 août 1942.

Le 25 août 1942, Leo est arrêté à Pibrac et interné au camp de Noé. Le premier septembre au petit matin il est transféré en train à Drancy avec 960 autres juifs raflés dans la région de Toulouse. Il arrive à Drancy le 2 en début d’après-midi. et en repart le 4 septembre pour Auschwitz par le convoi n° 28.

Source : E. Malo
Source : E. Malo
Fiche du camp de Noé
Fiche du camp de Drancy

Dans ses démarches d’après-guerre pour être indemnisée par l’Etat allemand, sa femme, Edith Cahn produit un document indiquant que Leo a été déporté politique. Elle produit également un acte de décès établi par la mairie de Bry sur Marne en 1948 indiquant une date décès au 31 décembre 1943 pour Leo, sur la base du témoignage d’un rescapé. Cet acte mentionne bizarrement en marge « Mort pour la France ». A noter que le service historique de la défense de Caen indique comme date de décès le 1er décembre 1943.

Barnéoud Dominique, Le camp de Meslay du Maine (internés civils 39-42), Editions Siloe

Browning, D. L., 2022, The Scandal and Betrayal at Stade Colombes: The September 1939 Internment of German-speaking Men in France. French Politics, Culture & Society, 40(3), 1-27.  

Dubuc Albert Mary, 1941, « Quelques souvenirs dans la tourmente : le Camp d’internement des Etrangers de Meslay-du-Maine, 2 septembre 1939-17 juin 1940 » : récit de M. Dubuc, ancien lieutenant au camp de Meslay, Archives départementales de la Mayenne, cote 1 J 570/1.

Escher Hans, 1982, « Stade de Colombes. Les Internés. Avec les Réfugiés ex-Autrichiens dans les Camps », Archives juives 1 : 9.

Malo Éric, 1988, « Le camp de Noé (Haute-Garonne) de 1941 à 1944 », Annales du Midi, 1988

Peschanski Denis, 2000, Les camps français d’internement (1938-1946), Doctorat d’Etat. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, https://theses.hal.science/tel-00362523/document

Roblin Vincent, 2019, Bry-sur-Marne : histoire et patrimoine, 219 p.

Soo Scott, 2016, Les routes de l’exil : la France et les réfugiés de la guerre civile espagnole, 1939-2009, Oxford : Manchester University Press, 134 p.

Sites :

https://erinnern.saarbruecken.de/fr/la_foret_interrompue

https://gedenkbuch.saarbruecken.de/fr/livre_commemoratif/page_de_d_tail_des_personnes/person-1290

https://le-camp-de-prestataires-de-meslay-du-maine.jimdosite.com/

Yann Mars

Christophe Ollagnier

Michael Jurich

Thomas Serrière

Gilles Dubuc

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1 réponse

  1. août 1, 2024

    […] 0 […]

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