Leo Cahn, mon grand oncle paternel : 23 juin 1903 – 31 décembre 1943
Il y a un an et demi, je ne savais pas grand-chose de Leo Cahn, le frère de ma grand-mère paternelle. Sa personnalité se résumait en fait à quatre lignes d’un petit texte nommé Brindilles dans lequel mon père, Herbert, livrait à ses descendants ses repères familiaux :
Leo, qui avait la réputation de n’avoir jamais rien fait de ses dix doigts et d’avoir vécu aux crochets de sa mère Dilla, vivait avec elle dans la propriété qu’elle avait achetée à Bry-sur-Marne, y élevait des abeilles et y vivait en concubinage avec Edith X, elle aux crochets de la mère et du fils, sans enfants.
Je savais bien entendu qu’il avait été déporté de France vers Auschwitz d’où il n’était pas revenu. Mais c’est à peu près tout.
Puis j’ai reçu un jour un message de Christophe Ollagnier, un historien amateur habitant Bry sur Marne, qui avait vu sur mon arbre généalogique en ligne que j’étais apparenté aux Cahn lesquels, dans les années 1930-1940, avaient été propriétaires d’un hôtel particulier à Bry-sur-Marne. Si je connaissais l’existence de cette propriété, je n’avais qu’une idée limitée de ce à quoi elle ressemblait. Christophe me révéla l’existence d’un article de 2 pages que l’historien de la ville avait consacré à cette maison. Il me donna également les coordonnés de Yann Mars, descendant d’une famille juive passée par Sarrebruck et ayant habité à Bry-sur-Marne à la même époque que Leo et Dilla. Yann faisait lui aussi des recherches sur sa famille.
C’est ce dernier qui m’apprit l’existence du « fonds de Moscou », ces archives administratives françaises que l’armée du troisième Reich avait déplacées en Allemagne pendant la guerre, mais que les troupes soviétiques avaient saisies en 1945 et conservées à Moscou jusqu’à la fin des années 1990. J’y ai trouvé plusieurs dossiers sur des membres de ma famille dont un de plusieurs pages sur Leo, contenant ses échanges avec l’administration française. Ce sont ces traces de papier qui, les premières, ont redonné un peu de vie à ce grand-oncle disparu. Il ne me restait alors plus qu’à tirer le fil de la bobine.
Temps 1 : La vie à Sarrebruck
Leo Cahn naît le 25 juin 1903, à Sankt Johann, un quartier de Sarrebrück. Ses parents, Ferdinand Cahn, originaire de Burgwaldniel et Dilla Cahn, née Weil, originaire de Rust, en bord du Rhin, possèdent, depuis 1910 un grand magasin de mode au numéro 3 de la Bahnhofstrasse, au cœur de Sarrebruck. Dilla travaille avec son mari dans le magasin. La sœur de Leo, Fanny (ma grand-mère), naît trois ans plus tard, le 11 octobre 1906.
Leo fait ses études à l’Ober-Realschule de Sarrebruck, un lycée de garçon orienté vers les sciences naturelles (il y avait, à quelques pas, un autre lycée plutôt orienté vers les humanités, le Ludwigs Gymnasium). Selon deux témoignages (fournis après la guerre dans les dossiers d’indemnisation déposés par sa femme Edith /voir plus loin) il y reçoit une « solide formation », y compris en français.
Il faut rappeler que la Sarre était depuis 1919 sous le contrôle de la société des nations laquelle avait donné mandat à la France pour qu’elle l’administre. L’un des mesures prises fut d’imposer la langue française comme matière obligatoire dans toutes les écoles du district. Une autre fut l’ouverture d’écoles en français pour les ouvriers français mais aussi ouvertes aux allemands (ici).
Il ne poursuit semble-t-il cependant pas d’études supérieures. En 1924, à 21 ans, il figure en effet dans l’annuaire de Sarrebruck, avec la mention « commerçant. ». Le magasin de ses parents apparaît juste au-dessus. Son adresse, 5 Vicktoriastrasse est aussi l’adresse de ses parents comme en témoigne la carte d’habitation de la famille Cahn (au nom de Ferdinand) à Sarrebruck.
De septembre 1925 à Février 1930, Leo est établi comme commerçant à Metz dans une chambre meublée chez monsieur et madame Werguet. Je ne suis pas arrivé à savoir, jusqu’à présent, à quel type de commerce il se livrait là.
Son père décède le 18 novembre 1933, à l’âge de 61 ans. Sa mère Dilla reprend alors la direction du magasin mais le revend le 31 mars 1934 sans que j’en connaisse la raison.
Il faut rappeler que la Sarre était sous contrôle de la Société Des Nations depuis la défaite allemande de 1918. Les Juifs sarrois vivaient donc encore à l’abri de la montée du nazisme. Mais Dilla était veuve, sa fille Fanny avait quitté Berlin avec son mari Oskar pour s’installer à Courbevoie depuis 1936,et elle savait aussi que se tiendrait sous peu le référendum Sarrois qui risquait de rattacher la Sarre au troisième Reich (même si le rabbin de Sarrebruck de l’époque, Friedrich « Schlomo » Rülff, et quelques autres représentants de la communauté juive s’étaient efforcés, avec un mauvais pressentiment, d’obtenir pour les Juifs de la Sarre une réglementation exceptionnelle ou transitoire qui devait les empêcher d’être soumis dès le 1er avril 1935 aux lois anti-juives en vigueur dans le Reich allemand / Source : Michael Jurich, Landeshauptstadt Saarbrücken – Der Oberbürgermeister, Stadtarchiv).
Temps 2 : Migration en France
A la fin de 1934, selon ses affirmations dans des courriers échangés avec l’administration française, Léo émigre en France muni d’un passeport sarrois. Au même moment, sa maîtresse non-juive, Edith Serrière, qui était mariée et avait un enfant de 8 ans, sollicite sa naturalisation française au consulat de France à Sarrebruck.
Le 13 janvier 1935 a lieu le référendum Sarrois. Trois options s’offraient aux électeurs : – Maintien du régime de statuquo (sous gouvernement international) : – Union à la France ; – Union à l’Allemagne
Les habitants de la Sarre ayant le droit de vote se sont prononcés à plus de 90% pour le rattachement à l’Allemagne. La date du rattachement fut fixée au 1 avril 1935.
Traduction : La mort attaque la Sarre. Mais il est en votre pouvoir qu’elle ne puisse pas vous étrangler.
Votez pour le statu-quo ! Protégez votre vie !
La Sarre obtint cependant un statut dérogatoire temporaire. Après des détours politiques et sous la pression de la Société des Nations, l’Allemagne signa en effet la Convention de Rome, par laquelle elle renonça jusqu’au 29 mars 1936 à l’application des lois anti-juives dans la Sarre (uniquement pour les Juifs qui y résidaient déjà avant le vote). Cela permit aux juifs sarrois de quitter légalement la Sarre pour l’étranger en emportant leurs biens, alors que les juifs du Reich allemand devaient eux, lorsqu’ils quittaient le territoire, payer la « Reichsfluchtsteuer » (taxe sur la fuite du Reich).
Le 22 mai 1935. Dilla, la mère de Leo, émigre à son tour en France avec un passeport allemand. Leo et Dilla s’établissent à Courbevoie au 1 allée du midi, dans l’immeuble occupé par Oscar (Oskar a modifié l’orthographe de son nom en arrivant en France) et sa famille, mais dans un autre lot (loyer annuel, 7 000 francs). Lors du recensement de 1936, les Wachsberger sont indiqués comme étant tchèques. Ils logent une cousine, Rita Rosenberg, de nationalité allemande. Dilla et leo sont indiqués comme étant sans profession et de nationalité allemande. Edith, elle, habite au 82 rue de Colombes, à quelques mètres de là.
La recherche de papiers d’identité
A partir de l’année 1935, Leo et Dilla cherchent à se fixer officiellement et définitivement en France et à obtenir des papiers d’identité. En novembre 1935, Leo demande sa naturalisation française pour la deuxième fois. Dilla, elle, écrit au ministre de l’intérieur pour obtenir le droit de se fixer en France. Elle rappelle que son fils a demandé sa nationalité et est susceptible de remplir ses obligations militaires. Elle précise qu’elle a un frère en France, de nationalité française (son frère, Isaac Frédéric est établi en Alsace depuis de nombreuses années et a été naturalisé français en 1928) et que son fils et sa fille sont installés à Courbevoie. Elle obtiendra l’autorisation de rester en France en juillet 1936 « sous réserve de n’occuper aucun emploi », sans disposer pour autant de papiers d’identité « français ».
Leo, quant à lui, sollicite le statut de réfugié sarrois qui donne droit, à partir du 16 novembre 1936 à la délivrance d’une carte d’identité de « réfugié sarrois » (et permet de disposer d’un passeport Nansen) pour se déplacer à l’étranger.
Il obtient ce statut le 10 novembre 1938 et bénéficie en mars 1939 d’une bourse de l’office international Nansen pour son reclassement professionnel comme ajusteur. Il entre alors au Centre de Reclassement Professionnel pour l’artisanat et l’agriculture à Paris, pour y recevoir une formation d’ajusteur. (Le centre de Reclassement Professionnel était une organisation relevant du ministère du travail dont la vocation était la rééducation professionnelle des réfugiés étrangers). En avril 1939, il n’avait cependant pas encore de papier officiel. Dans le document ci-dessus datant du 3 avril 1939, le ministère des affaires étrangères indique qu’il ne s’oppose pas à la délivrance d’un certificat d’identité « si l’origine sarroise de celui-ci est nettement prouvée ». Je ne sais pas s’il finit par obtenir ce document avant le début de la guerre. Quoiqu’il en soit, son statut de réfugié ne le protègera pas de l’internement comme potentiel ennemi de la France, on le verra plus loin.
La constitution de la société immobilière Beausoleil
Le 5 juin 1936, Léo et Dilla constituent la société immobilière Beausoleil en vue de l’acquisition et l’administration d’une propriété sise au 53 avenue de Rigny à Bry sur Marne. Le nom de la société leur est très certainement inspiré par celui de la résidence de Courbevoie où ils ont habité en arrivant en France et où habitent Oscar, Fanny et leur fils Herbert.
Léo est déclaré gérant-associé et Dilla associée mais elle apparaît barrée en rouge dans le registre, comme si elle avait changé de statut. La propriété est achetée le 8 juin 1936 pour 190 000 francs (à un couple d’origine polonaise, criblé de dettes. L’argent de la vente est immédiatement saisi pour le règlement des dettes). Leo y habite, vraisemblablement avec Edith. Il se consacre à l’élevage de volaille, qui, selon des témoignages fournis après guerre dans un dossier de demande de dédommagement déposé par Edith, pouvait lui rapporter 200 000 francs par an, et il dispose aussi d’« une rôtissoire à café » (sic !).
La propriété dispose de plusieurs lots qui sont loués. L’un est occupé par Flora Vogel, l’arrière grand-mère de Yann Mars.
Il semblerait que Dilla reste habiter à Courbevoie, à côté de sa fille Fanny, de son gendre Oskar et de son petit-fils, Herbert (Elle dit, dans une lettre à son frère Isaac Frederic, qu’elle a toujours dormi avec Herbert depuis qu’il a 4 ans).
Temps 3 : La guerre et les camps
Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne et déclenche la Seconde Guerre mondiale en Europe. Le 3 septembre 1939, honorant leur garantie des frontières de la Pologne, la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne.
Au stade de Colombes
Le 5 septembre 1939, par voie d’affiches et d’annonces radio, il est ordonné à tous les ressortissants masculins de la Grande Allemagne (y compris les Autrichiens, les Sarrois et les Tchèques), âgés de dix-sept à cinquante ans, de se présenter aux centres de rassemblement désignés. Pour la région parisienne, c’est le stade olympique de Colombes qui a été affecté à cette fonction. Un décret-loi du 12 avril 1939 indiquait que les nombreux Allemands, Autrichiens et Centre-européens venus en France dans les dernières années pourraient être amenés à servir l’armée française. Le libellé du décret était clair : les étrangers bénéficiaires du droit d’asile seraient « soumis aux obligations imposées aux Français par les lois du recrutement et de l’organisation de la nation en temps de guerre ». La plupart des ressortissants de la grande Allemagne se présentèrent ainsi spontanément dans les différents lieux de rassemblement. Plusieurs journaux témoignent de celui du Stade de Colombes que Paris-Soir nomme « camp de concentration », en dépit de la demande des autorités de l’appeler « centre de rassemblement ».
Une commission de criblage (entendre triage) devait déterminer qui, parmi ces étrangers, étaient des ennemis de la France et qui pouvait (devait) servir l’armée française dans la guerre. Le but du criblage n’était pas seulement de déterminer qui était loyal et pouvait être libéré, par opposition à qui pouvait constituer une menace nationale, mais aussi de mettre au travail les hommes en âge de porter les armes qui étaient jugés loyaux à la France. Ces prestataires (travailleurs des services) seraient utilisés pour combler les lacunes dans l’industrie et l’agriculture. « L’asile n’était donc plus un droit fondamental mais une condition du travail forcé » (Soo, 2016 cité par Browning, 2022). Le choix leur était donné de s’engager dans la légion étrangère ou d’être mis dans un camp de concentration. Dans un de ses courriers à l’administration, Léo dit qu’il a tenté de s’engager dans l’armée française comme volontaire puis dans la légion étrangère mais qu’il avait été reconnu inapte en raison de ses varices.
Le journal l’Intransigeant publie à son tour un reportage le 8 septembre. Il indique que le camp peut contenir cinq mille individus et qu’il n’est « d’ailleurs qu’une sorte de vaste centre de triage. Les Tchèques, désirant venger leur patrie envahie voici un an, seront des soldats passionnés et sur l’attitude desquels aucun doute n’est permis. Elle sera héroïque… Les autres devront choisir ou contracter un engagement de cinq ans dans la Légion étrangère, ou se voir diriger vers un camp de concentration pendant la durée de la guerre ».
Le stade n’avait cependant pas été aménagé pour loger tous ces gens.
L’herbe centrale était interdite et strictement protégée par des gardes. [ …]. Ils dormaient sur les sièges de pierre de la tribune ou sur le sol entre eux, et il y avait à peine assez de place pour que chaque homme puisse s’allonger. De la paille a été fournie pour amortir le contact. Les deux premiers jours n’ont pas été si mauvais. Le temps était chaud et sec. Chaque homme avait apporté sa propre nourriture, y compris du vin, dans certains cas, en complément du pain et du pâté qu’on leur donnait. Mais bientôt, la situation a commencé à se détériorer. Le temps est devenu pluvieux et les nuits étaient froides, la couverture unique insuffisante. Les hommes dormaient maintenant sur de la paille mouillée. Leurs vêtements étaient trempés.
Il n’y avait évidemment pas de toilettes dignes de ce nom, et de gros tonneaux servaient de latrines. Hans Escher (1968) qui a été interné là, en a livré la représentation ci-contre.
source : Dubuc Albert Mary.
Hans Hartung, lui-même interné dans le stade en livre ce témoignage :
En réalité, les étrangers appelés à se rendre au stade de Colombes y restèrent presque tous près de deux semaines avant d’être transférés, le 18 septembre, dans le camp de Meslay-du-Maisne. Browning, (2022) indique dans son article que, « dans le même temps, la République avait gelé les comptes bancaires de tous les Allemands et Autrichiens, de sorte qu’à l’intérieur du stade, les hommes se préoccupaient non seulement d’eux-mêmes, mais aussi du bien-être de leurs familles ».
Un article du 12 septembre du Populaire, journal du parti socialiste, relate l’angoisse des femmes qui attendent, aux portes du stade, d’avoir des nouvelles de leurs maris, fils ou frères.
Le camp de Meslay-du-Maisne
Le 18 septembre 1939, Leo est transféré en train, avec 2 000 hommes du stade de Colombes au camp de Meslay-du-Maisne, dans la 4ème compagnie étranger, 1er groupe. Un petit groupe, duquel faisait partie Hans Hartung, était arrivé quelques jours avant, en camion, pour préparer le camp. Ce dernier y décrit un terrain totalement inadapté au logement des plus de 2 000 étrangers, sur lequel devaient être édifiées des tentes pour loger tout le monde. La boue était telle qu’il était très difficile de se déplacer et que certains prisonniers s’étaient fabriqués des raquettes avec de vieilles boites de lait. Un petit étang servait de « salle de bain » et les prisonniers étaient tassés dans des tentes.
A partir du 15 octobre, le premier camp (appelé camp de la Rochère) fut évacué et les prisonniers furent transférés vers le camp de la Poterie, dans des bâtiments construits en dur où les conditions de vie étaient un peu meilleures. Néanmoins, comme les courriers devaient forcément être relus par la censure, une seule lettre était autorisée tous les 5 jours, du fait du faible nombre de traducteurs. A partir du 15 janvier 1940, les étrangers purent même y recevoir la visite de leur famille dans un local affecté à cet effet. J’ignore si Leo a bénéficié de cette possibilité.
En raison de la lenteur administrative, peu d’étrangers furent libérés avant le mois de mars 1940. La commission de criblage, censée différencier le bon grain de l’ivraie, menait ses enquêtes avec une extrême lenteur, comme en témoigne les échanges de Leo avec l’administration française pour faire valoir « ses droits ». .
En février 1940, le camp de Meslay-du-Maisne devient cependant un camp de prestataires. Ne restaient plus là en effet que les étrangers en passe d’être incorporés dans la défense nationale.
Les conditions de détention se relâchent un peu. Les internés peuvent obtenir des permissions et sortir du camp deux heures le soir. Leo, classé comme prestataire, doit pourtant, comme d’autres, attendre au camp son affectation par la Commission Régionale de Criblage. En mai 1940, selon Albert Mary Dubuc, le camp comprenait encore un millier de prestataires, les autres ayant été affectés dans différents endroits. Leo, lui, y reste a priori jusqu’à la fin. Je ne trouve en effet aucune trace de son affectation et son certificat de mariage (voir plus loin) indique qu’il se trouve à Pibrac « par suite d’une évacuation », qui est le mot employé pour le déménagement du camp en zone libre à quelques jours de la fin de la guerre.
Un article du Petit Parisien du 1er avril 1940 relate la situation désespérante de ces prestataires en attente d’affectation.
Du camp Saint-Antoine à Auschwitz en passant par les camps de Noé et Drancy
Le 17 Juin 1940, devant l’avancée des troupes allemandes, le camp de Meslay est évacué. Les étrangers du camp (plus de mille) partent à pied vers Angers à une soixantaine de kilomètres où ils arrivent le mercredi 19, après avoir abandonné sur la route une bonne partie des paquets et valises qu’ils avaient tenté d’emporter avec eux. Le 20 juin, jour de l’armistice, ils prennent un train pour Montpellier, puis Albi où ils seront logés au camp Saint Antoine. Je ne connais pas la suite. Je suppose que les derniers « prisonniers/prestataires » n’avaient plus aucune raison d’être gardés (car la nation française n’avait plus besoin de prestataires) et qu’ils ont donc été rendus à la vie civile. Mais je ne sais encore pas grand-chose de ce camp. Le site http://www.bddm.org/int/details.php?id=73243&display=0 indique que, le 7 Août 1940, il y avait dans le camp 112 ressortissants du Reich dont 86 juifs et que, le 25 août, il y avait 476 internés dont 226 juifs.
Je retrouve la trace de Leo à Pibrac le 8 avril 1941 où il se marie avec Edith (qui avait divorcé de son premier mari en 1937). Il est indiqué sur le duplicata que Leo et Edith sont en résidence à Pibrac par suite d’évacuation, ce qui confirme l’hypothèse que Leo faisait partie en juin 1940 des étrangers évacués du camp de Meslay-du-Maisne.
Il ne trouve là qu’une tranquillité relative. En effet, le 2 juin 1941 est promulguée la deuxième loi sur les juifs du régime de Vichy, restreignant encore plus les activités que les Juifs peuvent exercer et ordonnant leur recensement dans toute la France.
Le 25 juin 1941, le préfet régional de Toulouse, anticipant le recensement des Juifs imposé par cette loi, demande à toutes les municipalités avoisinant Toulouse de dresser, « secrètement et avec une discrétion absolue« , une liste de tous les Juifs ou présumés Juifs habitant leur commune. A cette demande, la mairie de Pibrac répond par un courrier manuscrit : « En attendant les instructions et les questionnaires, j’ai l’honneur de vous adresser la liste provisoire des Juifs ou présumés Juifs habitant la commune ». Suivent 4 noms : Mr Kahn (1), Mr Aslam (1), Famille Evaert (3), famille Grieff (5). Dans la mesure où Léo s’était marié le 8 avril, il me paraît impossible qu’il ait pu être oublié. On peut donc supposer que la personne de la mairie chargé(e) d’écrire la réponse a écrit Kahn au lieu de Cahn.
10 mois plus tard, les imprimés de recensement sont disponibles et la municipalité en commande 30, ramenés à 10 par, je suppose, le gestionnaire des stocks. L’imprimé, intitulé « Avis de (départ ou arrivée) d’un JUIF » permet de renseigner les noms, prénoms, professions et adresses. Je n’ai pas retrouvé, aux archives de Haute-Garonne, les imprimés remplis par chaque commune.
Ce sont ces imprimés qui serviront à la réalisation de la rafle des juifs des 25 et 26 août 1942. Cette rafle avait été initialement programmée au mois de juin, mais devant son impréparation, et constatant surtout qu’elles ne disposaient que de noms et pas d’adresse, les autorités françaises décidèrent de la reporter. On trouve aux archives de Haute-Garonne les discussions autour de cette première rafle avortée. On y trouve aussi les directives, secrètes, données par monsieur Surville, Contrôleur général de la Police Nationale, chargé de la Rafle de Juifs étrangers du 26 août 1942 dans les 40 départements de la Zone Libre. Cette fois, rien ne devait être laissé au hasard pour le « ramassage » sur le « lieu d’enlèvement » et le transport des personnes arrêtées.
Le 25 août 1942, Leo est arrêté à Pibrac et interné au camp de Noé. Le premier septembre au petit matin il est transféré en train à Drancy avec 960 autres juifs raflés dans la région de Toulouse. Il arrive à Drancy le 2 en début d’après-midi. et en repart le 4 septembre pour Auschwitz par le convoi n° 28.
Dans ses démarches d’après-guerre pour être indemnisée par l’Etat allemand, sa femme, Edith Cahn produit un document indiquant que Leo a été déporté politique. Elle produit également un acte de décès établi par la mairie de Bry sur Marne en 1948 indiquant une date décès au 31 décembre 1943 pour Leo, sur la base du témoignage d’un rescapé. Cet acte mentionne bizarrement en marge « Mort pour la France ». A noter que le service historique de la défense de Caen indique comme date de décès le 1er décembre 1943.
Sources bibliographiques
Barnéoud Dominique, Le camp de Meslay du Maine (internés civils 39-42), Editions Siloe
Browning, D. L., 2022, The Scandal and Betrayal at Stade Colombes: The September 1939 Internment of German-speaking Men in France. French Politics, Culture & Society, 40(3), 1-27.
Dubuc Albert Mary, 1941, « Quelques souvenirs dans la tourmente : le Camp d’internement des Etrangers de Meslay-du-Maine, 2 septembre 1939-17 juin 1940 » : récit de M. Dubuc, ancien lieutenant au camp de Meslay, Archives départementales de la Mayenne, cote 1 J 570/1.
Escher Hans, 1982, « Stade de Colombes. Les Internés. Avec les Réfugiés ex-Autrichiens dans les Camps », Archives juives 1 : 9.
Malo Éric, 1988, « Le camp de Noé (Haute-Garonne) de 1941 à 1944 », Annales du Midi, 1988
Peschanski Denis, 2000, Les camps français d’internement (1938-1946), Doctorat d’Etat. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, https://theses.hal.science/tel-00362523/document
Roblin Vincent, 2019, Bry-sur-Marne : histoire et patrimoine, 219 p.
Soo Scott, 2016, Les routes de l’exil : la France et les réfugiés de la guerre civile espagnole, 1939-2009, Oxford : Manchester University Press, 134 p.
Sites :
https://erinnern.saarbruecken.de/fr/la_foret_interrompue
https://gedenkbuch.saarbruecken.de/fr/livre_commemoratif/page_de_d_tail_des_personnes/person-1290
https://le-camp-de-prestataires-de-meslay-du-maine.jimdosite.com/
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